Les gouvernements scandinaves ont osé. L'Islande, 200.000 habitants, a découvert le pneumocoque de sensibilité diminuée à la pénicilline grâce à l'introduction d'une souche espagnole. Devant sa flambée (20% des pneumocoques communautaires), le gouvernement tente en 1993 des mesures sanitaires drastiques : déremboursement des antibiotiques, formation médicale obligatoire, campagne d'information publique. Au bout de trois ans, il constate une réduction à 15% des souches résistantes (soit une baisse de 5% ) et une réduction 12,5% des prescriptions antibiotiques. L'effet a débuté rapidement selon une dynamique qui n'exclut pas une immunisation progressive de la population. Toujours au Nord, la Suède a adopté des mesures d'indemnisation des parents qui consentent à rester à la maison pour garder leurs enfants porteurs d'une souche de pneumocoque à sensibilité diminuée à la pénicilline, durant le temps du portage. Le but est d'interrompre la chaîne de transmission de la résistance dans la population des crêches. Faudra-t-il envisager de tels interventions en France ? La question est d'actualité, alors l'on attend dans six mois les résultats d'un travail français destiné à éclairer l'ensemble des acteurs sur les décisions à prendre en matière d'antibiorésistance.
Dans son rapport 2000 sur les maladies infectieuses, l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) dénonce vigoureusement la complaisance médicale à l'égard des exigences de la clientèle dans les pays riches. Des remarques déjà formulés en 1998 par le rapport sur la prescription et la consommation antibiotiques ambulatoires de l'Agence du Médicament : « En France 36% des antibiotiques sont prescrits dans les infections virales. » Surprescription certes, mais le généraliste n'est pas coupable pour autant d'un récent dérapage, comme le signale Didier Guillemot, médecin et chercheur à l'Inserm U258 (Villejuif). « Il n'y a pas d'éléments permettant d'affirmer un dérapage antibiotique de la part des médecins généralistes. La prescription française a toujours été vrasemblablement supérieure à celle de nos voisins européens, alors qu'il n'y a jamais eu aucune raison pour que nos concitoyens soient plus exposés aux maladies. Environ un enfant rhyno-pharyngitique sur deux ressort de consultation avec une antibiothérapie, exactement comme il y a 15 ans. Simplement les habitudes culturelles et historiques persistent, alors que l'évolution de l'antibiorésistance nécessite une modification radicale des comportements. »
A-t-on encore un doute sur la responsabilité de la prescription dans l'antibiorésistance ? Le choeur des chercheurs est sans appel. « Il est aujourd'hui indiscutable que la prescription antibiotique communautaire est LE déterminant de la résistance des bactéries. » affirme Didier Guillemot, relayé par le Dr Patrice Courvalin, au Centre National de Référence des antibiotiques (Institut Pasteur, Paris) : « La surprescription en médecine humaine porte la responsabilité principale de l'antibiorésistance bactérienne actuelle ». Briser les habitudes si l'on ne veut pas se confronter à la pathologie décrite par Ambroise Paré, telle est la désagréable leçon des faits.
Si le lavage des mains reste une panacée universelle contre les agents pathogènes, la promotion commerciale des antiseptiques génère une pression de sélection bactérienne dans les effluents domestiques et l'environnement. « Plus personne ne se lave les mains. On assiste à un recul social de l'hygiène à tous les niveaux, y compris dans le monde médical. Nous devons inculquer aux étudiants en médecine les principes de base qui devraient être acquis à l'entrée en faculté ! Cela devrait faire partie de l'instruction civique. » s'inquiète le Pr Charles Rabaud, infectiologue au CHU de Nancy-Brabois qui commente : « le risque infectieux domestique ne doit pas exagéré, mais mieux perçu par l'ensemble des acteurs. Le public interrogé sur le risque sceptique dans la vie courante se méfie de l'alimentation. L'hygiène corporelle, en particulier le lavage des mains, vient très loin en dernier.» Or la contamination de l'environnement fait courir des risques réels aux personnes fragiles de plus en plus souvent maintenues à domicile. Un exemple classique est le réfrigérateur qui doit être régulièrement nettoyé, celui d'individus immunodéprimés doit en plus être désinfecté. Encore faut-il faire la différence entre nettoyage et désinfection. « L'eau de Javel n'est pas détergente, mais on voit constamment des mères de famille rassurées parce qu'elles ont arrosé leurs sanitaires du dernier produit javélisé. Or il se forme des composants avec les résidus organiques qui n'ont pas été nettoyés. La désinfection est alors inefficace en toute bonne conscience. » précise Charles Rabaud qui s'alarme de la consommation courante d'antiseptiques hospitaliers commercialisés sous d'autres noms à grand renforts de pub. Ils se répandent en quantité sub-inhibitrice pour les bactéries dans le réseau des eaux usées où ils sélectionnent les souches résistantes. On favorise ainsi des pyocyaniques pour le moins robustes ! L'impact écologique de ces effluents doit être pris en considération rapidement sous peine de nouvelles surprises infectieuses.
Selon l'étude européenne PACE (Perceptions of Antibiotics Compliance et Efficacy), 85% de la clientèle réclament des explications supplémentaires sur le traitement et ses conséquences. Le médecin doit en retour adapter l'information au patient pour espérer être entendu. Un tiers des malades ne prête pas considération à ses avis parce qu'il critique leur validité (17%) ou parce qu'il sent ses besoins méconnus (13%). Première exigence, la rapidité d'action du médicament en moins de 3 jours, attendue par 80% des patients, et la disparition des signes en moins de 6, attendue par 74% d'entre eux. Et le traitement doit être court que la guérison escomptée... Dans les infections respiratoires saisonnières, les patients pratiquent majoritairement l'automédication. Si la convalescence n'est pas amorcée dans les deux jours, ils se tournent alors vers leur médecin pour des antibiotiques. Ils viennent chercher en consultation non un diagnostic mais l'ordonnance qu'ils se sont déjà faite eux-mêmes. Presque tous les moyens sont bons pour forcer poliment la main du praticien qui connaît parfaitement le discours d'incitation. Le voilà devant l'alternative de satisfaire le client ou d'exercer la médecine « recommandée »...