L'exercice de la médecine narrative permet au patient de mettre des mots sur sa maladie et de lui donner un sens. Shutterstock
On commence seulement à en mesurer les conséquences dommageables pour le patient, comme l’ont montré les professeurs de médecine Anne Révah-Levy et Laurence Verneuil dans leur livre Docteur, écoutez !, et dommageables pour le médecin. Cet appauvrissement de la relation participe à la perte de sens et la souffrance au travail dénoncée par les jeunes médecins dans leur récente lettre ouverte à la ministre de la Santé.
L’enseignement de la « médecine narrative », intégré à titre expérimental depuis six ans dans les études en médecine à l’université Paris Descartes, offre une piste pour répondre à ce mal-être. Cette discipline née aux États-Unis consiste à apprendre au médecin à analyser le discours du patient et à renforcer, ainsi, « l’alliance thérapeutique », autrement dit la volonté des deux d’avancer dans la même direction. On peut aujourd’hui tirer un bilan positif de cette expérience, unique en France.
La médecine narrative est une discipline récente créée sous l’impulsion du professeur de médecine Rita Charon de l’université Columbia à New York. Son principal objectif est d’établir une relation de qualité entre le médecin et le malade, caractérisée par l’empathie et basée sur l’écoute attentive du patient. Il existe un deuxième objectif : aider les soignants à réfléchir sur leur métier, dont l’exercice amène à côtoyer quotidiennement la souffrance et la mort, et à prendre du recul.
L’originalité de cette discipline est d’avoir adapté à la pratique médicale des techniques utilisées par les chercheurs en littérature pour analyser ou produire des récits. La narratologie, c’est-à-dire l’étude des structures narratives des textes littéraires ou d’autres formes de récit, est ici mise au service de l’analyse des paroles du patient.
De leur côté, les médecins sont invités à pratiquer eux-mêmes l’écriture réflexive pour raconter ce qu’ils vivent à travers l’expérience de la maladie de leur patient. Caractérisée par un ton plus personnel, avec par exemple l’emploi de la première personne du singulier, le « je », cette manière d’écrire permet aux médecins de prendre conscience de leur ressenti. A l’occasion, elle peut aussi être pratiquée par les malades.
La médecine narrative est définie par Rita Charon comme la pratique de la médecine par un praticien formé à « la compétence de reconnaître, absorber, interpréter et être ému par les histoires de maladie », ainsi que le rappelle notre livre, La médecine narrative : une révolution pédagogique ?.
La première de ces compétences, donc, est la capacité de « reconnaître » que le patient éprouve non seulement le besoin d’énoncer les symptômes motivant sa demande de soins, mais aussi celui de raconter une histoire, pour donner du sens à ce qui lui arrive.
La deuxième compétence est celle de savoir « absorber » cette histoire. Cette expression désigne la capacité du médecin à offrir au patient l’espace nécessaire pour accueillir son récit. Vient ensuite la capacité à « interpréter » l’histoire, c’est-à-dire à pouvoir lui donner différents sens, souvent ambigus et même contradictoires.
Enfin « être ému » par l’histoire de la maladie est une compétence que le médecin peut acquérir. Il s’agit pour lui de mobiliser son empathie, qui correspond à un mécanisme cognitif où il imagine la souffrance du patient. Et surtout pas sa sympathie, où il souffrirait avec le patient.
La médecine narrative a pu être critiquée et désignée comme une vaine entreprise de réhumanisation des soins, portée par des médecins et des soignants attachés à un modèle d’organisation des soins révolu. En réalité, il n’est pas question de médecine d’antan mais au contraire, de médecine moderne. L’importance du facteur humain dans l’efficience des systèmes de santé ne cesse d’être rappelée par les institutions de santé publique et par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
La démarche de la médecine narrative participe, aussi, de l’éthique du soin. La véritable rencontre entre le médecin et le malade est fondée sur une relation entre sujets autonomes, issus de deux univers que tout sépare. L’un, le malade vient avec une plainte que l’autre, le médecin doit pourtant savoir entendre, diagnostiquer et traiter. Ces deux personnes ont en commun d’être traversées par la même vulnérabilité qui est celle de notre « finitude », c’est-à-dire notre condition de mortel.
Pour que le malade ne soit pas réduit à sa maladie, il faut que puisse s’instaurer entre lui et le médecin un espace de liberté. Dans un élan d’empathie, chacun donne en effet à l’autre la liberté d’accéder à son « être », afin que nul ne soit « objet » dans la relation.
Au final, la mise en récit doit permettre au patient de conforter son estime de lui-même, et au médecin d’accéder à une meilleure compréhension des manifestations de la maladie.
La médecine est devenue d’une efficacité sans précédent pour traiter voire guérir nombre d’affections aiguës ou chroniques. Cette médecine technique et scientifique, ou « technoscientifique », découpe et analyse le corps ou les organes dans leur fonctionnement et leurs dysfonctionnements. Être un bon médecin, aujourd’hui, c’est d’abord être compétent et expert dans sa spécialité. On oublie trop souvent que c’est aussi réussir à appliquer avec empathie tout ce savoir-faire.
La médecine technoscientifique est potentiellement déshumanisante, parce qu’elle favorise l’objectivation du corps aux dépens de la subjectivité de l’être, l’universel et la statistique par rapport au singulier, l’image aux dépens de l’écoute, le codage technique des informations par rapport à la narration.
L’expérience menée à l’Université Paris Descartes montre l’apport de la médecine narrative, sur ce point, dans la pratique des futurs médecins. Obligatoire depuis 2012, le cours a permis de former à ce jour près de 2 000 étudiants, avec un degré de satisfaction élevé. Pour l’année universitaire 2012-2013, 56 % des étudiantes et 71 % des étudiants avaient donné une note de satisfaction supérieure ou égale à 7 sur 10.
Le témoignage écrit d’une étudiante de 3e année, rédigé lors de l’évaluation finale dans cette discipline, fournit un aperçu des bénéfices de son enseignement. Voici son récit :
« Il y a une dizaine de jours, je me suis échappée à la campagne. Et il se trouve que, dans le train du retour, un TER presque propre et presque étouffant tant il était rempli de vacanciers suants et anonymes, je me suis trouvée assise en face d’une dame. Une dame nerveuse, petite, en surpoids, avec de petites lunettes et une branche cassée.
Dans ce salon de thé ou ce box de consultation improvisé, cette dame, appelons la Josiane, s’est livrée sans relâche – et sans besoin d’insister pour qu’elle parle. Elle m’a raconté son cancer et toutes les phases de son traitement : radiothérapie, reconstruction, rééducation du périnée même. Elle m’a décrit sa peau brûlée, et l’indifférence ou la compétence – parfois les deux – des divers médecins qui ont tenu son dossier et son sort entre leurs mains.
Josiane m’a tout dit, dans le silence bruyant du wagon. Parce qu’elle avait su que j’étudiais la médecine et surtout parce qu’elle n’avait personne à qui le dire. Et j’ai pensé à nos groupes de TD [travaux dirigés], à nos histoires et aux embryons de réflexion qui en sont nés. Je me suis demandé comment j’aurais réagi si je l’avais vue dans mon cabinet, par exemple pour une douleur de hanche un peu fabriquée, ou une peur qui en masque tant d’autres. J’espère que je l’aurais écoutée, entendue vraiment. »
Rompre avec la souffrance au travail passe aussi, pour les jeunes médecins, par des expériences comme celles qu’autorise la médecine narrative. Cette dernière doit en même temps permettre au patient d’intégrer la maladie dans son histoire personnelle.
Les qualités d’écoute s’apprennent et se cultivent, pour les soignants, au sein d’une organisation des soins qui fait place à la réflexion éthique. Le patient peut lui-même y participer à travers son récit, car celui-ci est la traduction littéraire des émotions, des jugements, des désirs, des valeurs, qui animent la relation entre lui et son médecin.